L’urbanisation
L’urbanisation et l’industrialisation sont intimement liées et cette interrelation guide l’aménagement du territoire. Pour une ville industrielle comme Sherbrooke, les longues heures de travail six jours par semaine ainsi que les moyens de locomotion limités des ouvriers avant l’arrivée du tramway (1897) conditionnent le développement des habitations ouvrières à proximité des lieux de travail, alors que ceux-ci s’organisent pour profiter au maximum de l’énergie hydraulique de la gorge de la rivière Magog et s’installent donc entre l’entrée de celle-ci et le confluent, créant deux zones principales, soit la haute-ville (Upper Mills) et la basse-ville (Lower Mills).
Au cours du 19e siècle, 11 voisinages se développent autour de l’axe industriel sherbrookois, dont 10 à caractère ouvrier. Certains seront plus populeux que d’autres, dispersés dans les cinq quartiers. Parmi eux, on compte les voisinages Market ou Plateau-Marquette (1836, centre), Liverpool (1860, Nord), Saint-François (1855, Est), Alexandre (1860, Sud) et Petit-Canada (1888, Ouest). Si ceux-ci témoignent du lotissement ouvrier et de l’installation de petits commerçants répondant aux besoins des habitants, le secteur appelé « Vieux-Nord » accueille les propriétaires, les juges, les avocats, les premières églises (anglicanes) ainsi que quelques institutions, dont la Eastern Townships Bank.
Les conditions de vie des quartiers ouvriers ne sont pas optimales. Les habitations, généralement à plusieurs logements, sont souvent construites rapidement, offrent peu de confort (insonorisation, isolation) et encore moins d’esthétisme. Les chefs de famille, surtout les ouvriers non spécialisés ou les travailleurs du domaine du textile, peinent à subvenir aux besoins des leurs. En 1900, le salaire moyen d’un journalier est d’environ 44 $ par mois; une fois le logement, par exemple dans le quartier sud (20 $), et l’eau (2 $) payés, il reste peu d’argent – environ 5 $ par semaine – pour les vêtements, le chauffage et la nourriture.
À la fin du 19e siècle, les infrastructures publiques, comme l’aqueduc, commencent à être mises en place, mais les quartiers ouvriers ne sont pas en tête de liste. Jusqu’au milieu des années 1940, le développement d’un système d’aqueduc adéquat, les premiers essais de traitement de l’eau potable, l’aménagement de parcs publics, le développement du réseau des tramways, puis d’autobus, et enfin l’électrification résidentielle, entre autres, améliorent le quotidien des Sherbrookois de toutes les classes.
Les secteurs industriels
Un premier secteur industriel : les rives de la rivière Magog
Dès la fondation de Sherbrooke, la gorge de la rivière Magog et le confluent qu’elle forme avec la rivière Saint-François sont privilégiés pour l’installation des moulins à eau, puis des ateliers. Au début de l’ère manufacturière, la force motrice de l’eau est toujours requise pour faire fonctionner la machinerie; entre les années 1830 et 1920, la BALCo y construit cinq barrages, de l’entrée de la gorge jusqu’au confluent, et aménage les berges pour y ériger des bâtiments industriels qu’elle vend ou loue aux entrepreneurs. Au cours des années 1880, les rives de la gorge sont occupées au maximum.
Un deuxième secteur industriel : la rue Lansdowne
La capacité de transporter l’énergie électrique produite par les nouvelles centrales hydroélectriques comme la centrale Frontenac (1888) permet aux usines de s’éloigner de la rivière et de se rapprocher des chemins de fer. C’est ce que fait notamment la Jenckes Machine Co. en 1891 avec la construction d’un grand complexe industriel le long de la rue Lansdowne, aujourd’hui Grandes-Fourches Sud. L’usine ouvre ses portes en 1896, puis accueille d’autres compagnies plus petites jusque dans les années 1950 ou 1960. Toujours en 1896, la Rand quitte également les alentours de la gorge pour s’installer sur la rue Lansdowne durant quelques années.
Un troisième secteur : la rue Belvédère Sud
Au tournant du 20e siècle, plusieurs usines sont construites autour du coin des rues Galt et Belvédère. L’Ingersoll-Rand, la Dominion Textile, la Canadian Silk et la MacKinnon, entre autres, s’établissent dans les environs, ce qui leur permet de profiter de la proximité des rails du Canadien Pacifique et du Quebec Central Railway, qu’elles utilisent pour exporter leur production. Ce regroupement d’usines situées un peu en retrait des premiers secteurs ouvriers entraîne le développement de nouvelles zones habitées par les travailleurs, dont le Petit-Canada.
Un quatrième secteur industriel : la proximité de l’autoroute
Au fil des décennies et du développement routier, le transport ferroviaire n’est plus le seul moyen envisagé par les compagnies pour recevoir des matières premières ou encore exporter les produits finis. La construction de l’autoroute des Cantons-de-l’Est dans les années 1960 élargit les possibilités de transport des marchandises. Plusieurs compagnies n’ont plus avantage à privilégier le transport par train et le transport par camions accroît la rentabilité. Plusieurs usines, dont la Looney’s, choisissent donc de s’installer près de ce nouvel axe de communication, ce qui mène également au développement du Boulevard Industriel.
Les quartiers ouvriers
Le quartier centre et le Plateau-Marquette
Le quartier centre, berceau du développement de Sherbrooke, est situé entre les rivières Magog et Saint-François et la rue Liverpool (maintenant King). Dès 1835, le Plateau-Marquette, délimité par la rivière Magog, la falaise Saint-Michel et la rue Liverpool, et concentré autour des rues Market et Factory (maintenant Marquette et Frontenac), accueille les travailleurs des usines. Il devient rapidement le secteur le plus populeux : en 1852, les 755 habitants du Plateau-Marquette représentent 50 % de la population du quartier, puis 73 % en 1896. Un Sherbrookois sur six habite alors le Plateau; saturé, il demeure stable durant des décennies et conserve sa vocation ouvrière; la Paton et la Kayser y embauchent toujours des travailleurs au milieu du 20e siècle.
Le quartier sud
En 1871, le Plateau-Marquette est déjà densément peuplé, et lorsque la Paton entreprend l’agrandissement de ses installations, la BALCo décide d’ouvrir un nouveau quartier pour loger les ouvriers : elle construit alors les rues Alexandre, Gillepsie et Goodhue, et prolonge la rue Ball. Dès 1880, le quartier sud est aussi dense que son voisin le Plateau-Marquette, accueillant près de 16 personnes par maison. À partir des années 1900, il attire encore plus de familles ouvrières, sur les rues Minto et Camirand, par exemple après la construction de plusieurs usines à proximité du carrefour des rues Galt et Belvédère.
Le quartier ouest et le Petit-Canada
Les premières habitations du quartier ouest sont construites à partir de 1887, au sud de la rue Galt et à l’est de la rue Belvédère Sud. Le secteur est nommé « Petit-Canada », puisque ce sont surtout des familles ouvrières canadiennes-françaises qui y habitent. Un nombre élevé de travailleurs du Petit-Canada travaillent à la Rand ou à la MacKinnon; l’installation de la Canadian Connecticut Cotton Mills (1913), qui deviendra la Dominion Textile, contribue au développement du secteur ouvrier des rues Pacifique, Lincoln Kitchener et Denault. La Sherbrooke Housing Co. y construit une centaine de maisons jumelées.
Le quartier est
Peuplé d’agriculteurs dès 1808, le secteur se développe à partir de 1852, mais reste peu populaire auprès des ouvriers : il est loin des usines et fréquemment inondé aux abords des actuelles rues Saint-François et Bowen. Jusque dans les années 1870, les familles ouvrières qui n’ont pu se loger ailleurs s’y installent. L’implantation de certaines entreprises à proximité – notamment Pamphile Biron, la Quebec Central Railway, la Canadian Meat & Produce Co. et la Jenckes, rue Lansdowne –, l’arrivée de services publics, l’aménagement de parcs et l’arrivée du tramway (1897) contribuent à son développement.
Aux abords du quartier nord : le voisinage Liverpool et les rues High et Island
Le quadrilatère Liverpool, formé des rues du Québec, Richmond, de Portland et Liverpool (maintenant King Ouest), est l’un des premiers secteurs ouvriers (1850). Il abrite principalement des journaliers canadiens-français, formant une petite enclave dans un quartier à très forte majorité anglophone. Un peu plus au Nord, les rues Island et High accueillent également, à partir des années 1870, un certain nombre d’ouvriers. La Sherbrooke Water Power Company y fait construire de petites maisons. La population ouvrière du quartier nord demeure marginale, représentant, en 1896, moins de 1 % de la population sherbrookoise, comparativement à 17 % pour le Plateau-Marquette.
L’état des quartiers ouvriers de Sherbrooke
La surpopulation
Au 19e siècle, la démographie de Sherbrooke change beaucoup, quoiqu’elle progresse sur le long terme. Les quartiers à forte densité de locataires connaissent les changements les plus notables. La majeure partie du temps, ces quartiers ouvriers sont surpeuplés. Par exemple, au début des années 1880, le Plateau-Marquette compte, en moyenne, de 16 à 20 personnes par maison. Même si celles-ci sont divisées en logements par les propriétaires, ils sont occupés par des familles plus ou moins nombreuses, voire par deux familles en même temps. À plusieurs moments, notamment en 1871, en 1881, mais aussi dans les années 1910 et 1920, Sherbrooke vit une crise du logement, puisque l’offre ne suffit pas à la demande.
Animaux de ferme et toilettes extérieures – l’hygiène
Au 19e siècle, l’hygiène pose problème dans les quartiers ouvriers de Sherbrooke, comme ailleurs. Beaucoup de maisons possèdent des « fosses d’aisances » dans la cour arrière et, au fumier humain, s’ajoute celui des porcheries, des poulaillers et des écuries qui existent en pleine ville, jusqu’à leur interdiction progressive à partir de 1914. L’été, la chaleur et l’humidité provoquent d’assez sérieux problèmes d’odeurs et la pluie fait pénétrer les matières fécales dans le sol, contaminant ainsi l’eau des puits situés à proximité. Ces fosses sont interdites progressivement à partir de 1903 et la dernière disparaît en 1930.
Les maladies
La surpopulation des quartiers ouvriers et les mauvaises conditions d’hygiène qui y règnent contribuent à la propagation de certaines maladies. La mortalité infantile est très élevée dans le dernier quart du 20e siècle et la moitié de ces décès surviennent l’été, lorsque la chaleur et l’absence de réfrigération contribuent à la prolifération de bactéries dans l’eau et le lait. Des épidémies de typhoïde, de diphtérie et de tuberculose préoccupent les autorités de Sherbrooke. En 1911, après l’inspection des fermes des environs, il est découvert que certains fermiers vendent de la viande et du lait provenant de vaches atteintes de tuberculose…
Le problème des « taudis » (années 1930)
Alors que l’on croyait avoir réglé la problématique des logements ouvriers, durant la crise économique des années 1930, beaucoup de familles de Sherbrooke se retrouvent sans ressources, et certaines sont forcées d’habiter des logements insalubres. Malgré l’aide de la Ville, La Tribune rapporte que certaines familles doivent habiter dans d’anciens poulaillers et remises à bois convertis en logements. D’autres bricolent des maisons sur les terrains vagues situés aux limites nord et ouest de Sherbrooke, là où elles n’ont pas accès aux services publics – y compris l’électricité – et où la mairie n’a aucun pouvoir pour intervenir.
Les services publics
L’arrivée de l’eau courante à Sherbrooke
Avant 1882, les habitants de Sherbrooke s’approvisionnent en eau dans des puits ou dans les rivières Magog et Saint-François. En 1880, la Sherbrooke Gas & Water est créée et, grâce à une entente avec la ville, est chargée d’implanter un réseau de distribution d’eau et de gaz. Deux ans plus tard, l’eau est distribuée dans le quartier nord, puis aux autres secteurs dans les années suivantes. La compagnie impose un tarif de 8 $ par robinet et par famille; d’autres tarifs existent aussi pour les baignoires et les toilettes. Le service est médiocre, et Sherbrooke en devient propriétaire en 1897.
Une eau au goût particulier…
L’eau est puisée dans la rivière Magog, vis-à-vis de l’usine Paton. Or, juste à côté se trouve une scierie, dont le bois flotte sur la rivière Magog et passe l’été là où se trouve aujourd’hui le lac des Nations : l’eau et la chaleur font pourrir l’écorce, qui se détache ainsi plus facilement. Elle donne aussi un très mauvais goût à l’eau, qui n’est pas traitée. Un journaliste met aussi en cause les « matières colorées » – fort probablement de la teinture – rejetées dans la rivière par l’usine Paton… Éventuellement, la ville commence à traiter l’eau au chlore.
L’évacuation des eaux usées
Avec un réseau de distribution d’eau vient la nécessité, pour Sherbrooke, de se doter d’un bon système d’égouts. Les premières conduites sont installées en 1883, mais un manque de fonds ralentit considérablement le développement du réseau. Les propriétaires, qui doivent payer la moitié des coûts des travaux, refusent bien souvent de verser leur part. Jusqu’à la construction d’une usine de traitement des eaux usées à la fin des années 1970, les égouts de Sherbrooke se déversent directement dans la rivière Saint-François. Les villes de Magog et de Deauville font de même dans la rivière Magog.
La collecte des ordures
Les déchets et les eaux usées s’accumulent dans les rues et certaines cours partout à Sherbrooke. Des corvées de nettoyage sont organisées, voire imposées, chaque printemps à partir des années 1860 : gare à ceux qui négligeraient cette tâche puisqu’ils sont passibles d’une amende, voire d’une arrestation! L’apparition des premiers éboueurs en 1885 change à peine la situation : en 1900, la collecte des ordures dans certains quartiers demeure irrégulière, et parfois inexistante. L’association citoyenne Sherbrooke City Improvement milite dès 1902 pour un ramassage des ordures deux fois par semaine, mais devra patienter encore quelques années avant que ce service s’organise.